Lawyer & lecturer
Vers plus de transparence
Anne Laure Bandle*
Alors que la culture de confidentialité caractérise le marché de l’art depuis de nombreuses décennies, elle est aujourd’hui critiquée pour son opacité. La décision récente de la haute cour de Londres permettant à une collectionneuse d’exiger du courtier la révélation du nom de l’acquéreur de l’une de ses œuvres, témoigne d’un changement de paradigme.
Lentement mais sûrement, un mouvement se dessine en faveur d’une plus grande transparence afin de rendre le marché plus accessible et responsable. Toutefois, certains impératifs commerciaux et juridiques exigent la confidentialité. Il en résulte une tension parmi les acteurs du milieu de plus en plus ressentie avec le développement des ventes en ligne, et en raison de la méfiance à l'égard des pratiques traditionnelles et des procédures.
Dès lors, les acteurs du marché de l’art ont intérêt à respecter les obligations juridiques, même si elles limitent la culture de la confidentialité.
La législation anti-blanchiment ne cesse de se durcir à l’échelle nationale et européenne. En Suisse, elle exige du marchand d’art, qui perçoit des paiements sur son propre compte pour un mandant, d’effectuer certaines vérifications avant de transférer les dites sommes à un bénéficiaire selon ses instructions. A titre d’exemple, si le marchand transfère sur mandat de l’acheteur le montant du prix de vente au vendeur, il risque de se trouver en présence d’une activité d’intermédiation financière ou de négociant plus contraignante. Elle requiert du marchand qu’il vérifie l’identité du co-contractant, y compris l’ayant droit économique, ainsi que le but visé par la transaction, et qu’il conserve les documents y relatifs pendant 10 ans.
Origine de l’œuvre
En outre, depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur le transfert des biens culturels en 2005, toute personne qui vend une œuvre d’art doit vérifier que celle-ci n’ait pas été volée ni enlevée à son propriétaire sans son accord. Le Tribunal fédéral exige une diligence accrue dans les secteurs d’activité qui sont particulièrement exposés à une offre de biens d’origine douteuse, y compris, le commerce des œuvres d’art et des antiquités. La bonne foi peut être compromise lorsque des circonstances suspectes dans la provenance du bien culturel surgissent. Il n’est pas possible de définir clairement quelles circonstances suspectes peuvent remettre en cause la bonne foi. La prudence s’impose notamment lorsqu’un bien culturel doit être vendu à un prix très bas ou lorsque le transfert est effectué dans des circonstances insolites, par exemple, l’exigence d’un paiement en espèces malgré le prix élevé. En cas de doutes sur l’origine de l’œuvre, le marchand doit prendre des renseignements complémentaires. Le niveau de diligence est mesuré en tenant compte des connaissances de la branche du marchand.
Tout marchand d’art, peu importe qu’il agisse pour son propre compte ou pour le compte de tiers, doit établir l’identité du vendeur et de l’intermédiaire le cas échéant, autrement dit du vendeur et de la personne qui le représente. La Loi sur le transfert des biens culturels ne requiert pas l’identification du détenteur économique du bien, comme c’est systématiquement le cas en matière d’intermédiation financière. En revanche, il doit exiger une déclaration écrite et signée par le vendeur ou le fournisseur de l’œuvre qui confirme leur droit d’en disposer de et tenir un registre des acquisitions d’objets d’art.
Pour sa part, le collectionneur qui achète une œuvre doit également procéder à des vérifications sur l’identité du vendeur et l’origine du bien afin de pouvoir prétendre à une acquisition de bonne foi.
Divulgation versus confidentialité
Il découle de ces exigences que seules les parties impliquées dans une transaction – selon le rôle qu’elles endossent qui est à clarifier en amont de tout engagement – doivent connaître ces informations de provenance et d’identité. Rien ne permettra au grand public d’y avoir accès, la confidentialité prend ici tout son sens.
Pour revenir à la décision londonienne, celle-ci avait été provoquée par une collectionneuse ayant confié un tableau de Paul Signac, Calanque de Canoubier, à un courtier, qui l’avait proposé à la vente à un intermédiaire agissant pour le compte d’un acquéreur final, resté anonyme. L’acheteur avait payé le prix d’achat à son intermédiaire, qui avait reversé la somme, après soustraction de sa commission, au courtier de la collectionneuse. Cependant, cette dernière n’a jamais perçu le montant de la vente, et le courtier a été condamné pénalement pour escroquerie. La haute cour de Londres a alors accepté sa demande qui se basait sur le vol d’une œuvre, et non pas sur le vol du produit de la vente. Elle a considéré qu’il était soutenable que son courtier avait volé le tableau et que la collectionneuse ne l’avait pas expressément autorisé à le vendre. La validité de l’acquisition par l’acquéreur final reste à établir, dans un nouveau procès, maintenant que la collectionneuse sait qui attaquer.
Cette affaire ne fait qu’illustrer la complexité des transactions d’art, surtout lorsque plusieurs personnes sont impliquées, ce qui est fréquemment le cas, et l’importance de retracer toute la chaîne des intervenants, de clarifier leur rôle et de bien structurer les relations contractuelles avant de s’engager.
*Docteure en droit, avocate chez Borel & Barbey, directrice de la Fondation pour le droit de l’art
Citation: Anne Laure Bandle, Vers plus de transparence, Le Temps, 8 December 2020, https://www.letemps.ch/culture/vers-plus-transparence-marche-lart